Interview
Carole Hubscher-Clements
Bonjour Carole,
Nous avons le plaisir d’accueillir aujourd’hui Carole Hübscher-Clements, CEO de Caran d’Ache, une figure emblématique du monde des affaires suisses et une ancienne élève de l’École Hôtelière de Genève.
Depuis plus de 12 ans, Carole Hübscher-Clements dirige avec passion et détermination cette maison de haute écriture, préservant le riche héritage familial tout en impulsant des transformations audacieuses vers l’innovation et la durabilité.
À travers cette interview, elle partage avec nous son parcours inspirant, ses défis en tant que femme leader, ainsi que sa vision pour l’avenir de Caran d’Ache. Nous explorerons son style de management, ses valeurs, et la manière dont elle conjugue tradition et modernité pour guider son entreprise vers de nouveaux horizons.
Carole, nous vous remercions de prendre le temps de partager avec nous votre parcours et vos réflexions inspirantes.
Qu'est-ce qui vous a motivée à rejoindre l'École Hôtelière de Genève, et en quoi cette expérience a-t-elle façonné votre parcours professionnel ?
Ce qui m’a d’abord attirée vers l’École Hôtelière de Genève, c’est le mélange équilibré entre la formation pratique et théorique. J’y ai trouvé une grande valeur car il est possible de mettre immédiatement en pratique les enseignements théoriques. En sortant de l’école, on est déjà bien préparé à affronter la réalité de ce qui se passe dans le monde de l’entreprise. Cette combinaison entre théorie et pratique m’a beaucoup motivée à l’époque.
Un autre point qui m’a séduite, c’est la diversité de la formation. Gérer un hôtel ou un restaurant, c’est finalement comme gérer n’importe quel autre type de business. On touche à beaucoup d’aspects différents : la gestion, le service, la logistique… Cela offre une vision d’ensemble du monde des affaires, ce qui est très précieux.
Enfin, un des aspects essentiels de cette formation, c’est l’importance accordée au client. Dans toute entreprise, le client est central. Sans client, il n’y a pas de business. Apprendre à mettre le client au cœur de nos préoccupations est une compétence que j’ai retenue et qui m’est encore très utile aujourd’hui. Que ce soit à l’École Hôtelière ou dans ma carrière actuelle chez Caran D’Ache, tout part du client : ses besoins, ses attentes. Cette orientation client est un élément clé de ma réussite professionnelle.
Quels enseignements ou valeurs clés avez-vous retenus de votre formation à l'EHG qui vous accompagnent encore aujourd'hui dans votre rôle de CEO ?
Les valeurs qui m’ont le plus marquée lors de ma formation à l’École Hôtelière de Genève sont sans doute le professionnalisme et l’excellence. Ces principes sont fondamentaux, surtout dans un contexte où l’on dirige une entreprise en Suisse. La Suisse est souvent perçue comme un modèle d’excellence, et il est essentiel de maintenir ce haut niveau d’exigence dans tout ce que l’on entreprend.
L’innovation et l’adaptabilité sont également des notions que j’ai retenues et qui me sont particulièrement précieuses aujourd’hui. Dans le monde actuel, il est crucial de rester agile, de prendre des décisions rapidement et de savoir s’adapter aux changements. Il arrive que l’on suive une voie bien définie, mais que des circonstances extérieures nous obligent à réorienter notre trajectoire. La capacité à s’adapter rapidement est donc primordiale.
Enfin, un autre aspect fondamental que je continue d’appliquer dans mon rôle, c’est l’importance de la formation continue. Dans le monde d’aujourd’hui, où les jeunes auront probablement plusieurs carrières au cours de leur vie, il est indispensable de se former en permanence. Les évolutions sont rapides, et pour rester compétitif, il faut sans cesse apprendre, tester de nouvelles choses, et ne jamais cesser de se renouveler. C’est une approche essentielle pour naviguer avec succès dans le monde professionnel actuel.
La construction d’une nouvelle usine Caran d’Ache à Bernex d’ici 2027 est un projet ambitieux. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette initiative et sur son importance pour l'avenir de l'entreprise ?
Effectivement, ce projet est le fruit d’une réflexion entamée il y a environ 12 ans. Nous avons réalisé que notre bâtiment actuel, qui a plus de 50 ans, présentait plusieurs limitations. D’un point de vue logistique, par exemple, nos camions doivent traverser le centre-ville de Genève, ce qui n’est pas optimal avec le trafic actuel. En termes environnementaux, nous savions également que nous pouvions mieux faire.
Après avoir étudié la possibilité de rénover notre usine actuelle, il nous est apparu plus judicieux de repartir de zéro et de construire un nouveau site. Ce fut un véritable défi, notamment pour trouver un terrain industriel à Genève, mais en tant qu’entreprise familiale, il était important pour nous d’en être propriétaires. Cela a pris du temps, tout comme le déclassement du terrain où nous sommes aujourd’hui, ce qui nous a permis de vendre ce projet et de financer notre déménagement et la construction de notre nouvelle usine ainsi que de notre siège.
Le processus est long, et à ce jour, nous attendons encore l’autorisation de construire. Cela fait plus de 12 ans que ce projet est en cours, et bien entendu, nos besoins ont évolué au fil du temps, mais nous adaptons nos plans en conséquence. Notre ambition avec ce nouveau bâtiment est qu’il réponde aux normes les plus strictes en matière de responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Nous voulons également un site adapté à nos besoins actuels, qui nous permettra de gagner en efficacité et en productivité.
Nous prévoyons des investissements conséquents dans la digitalisation et l’automatisation de nos processus, afin que la prochaine génération bénéficie d’un outil de production à la pointe de la technologie. Nous avons pour objectif de devenir la manufacture d’instruments de dessin et d’écriture la plus moderne au monde.
Quelle est votre approche pour introduire l'innovation dans une entreprise avec une forte tradition artisanale ? Comment conciliez-vous modernité et héritage ?
La modernité s’inscrit avant tout dans nos processus de fabrication, notamment à travers la digitalisation et l’intégration des nouvelles technologies dans notre outil de production. Nous investissons chaque année de manière conséquente dans la recherche et développement, ainsi que dans de nouvelles technologies et machines pour constamment améliorer notre production. C’est un aspect récurrent de notre stratégie.
En ce qui concerne nos produits, il est vrai qu’ils restent très traditionnels et impliquent encore beaucoup de travail artisanal. Il y a une certaine analogie avec la cuisine, où l’on retrouve également cet équilibre entre tradition et innovation. Mais ce qui nous permet de maintenir un lien entre ces deux aspects, c’est la chance d’avoir une communauté d’artistes et de fans de Caran d’Ache qui interagissent avec nous. Cela nous permet d’apporter des touches d’innovation, même sur des produits très traditionnels. Grâce à cette communauté et à notre notoriété, nous pouvons créer des packagings attractifs et raconter des histoires captivantes autour de nos produits, ce qui renouvelle constamment notre marque.
Cette interaction avec nos clients, notamment à travers les réseaux sociaux, joue un rôle clé dans notre modernité. Nous avons récemment collaboré avec une ambassadrice, une chanteuse très populaire, qui est une véritable fan de nos produits. Ces collaborations authentiques, qu’il s’agisse d’artistes, de designers ou d’architectes, permettent à notre marque de rester innovante tout en respectant nos racines artisanales. C’est cette authenticité et cette passion partagée qui rendent ces partenariats si pertinents et qui permettent à Caran d’Ache de se démarquer.
Quelles innovations récentes chez Caran d’Ache vous rendent particulièrement fière et comment pensez-vous qu'elles positionnent l'entreprise pour les décennies à venir ?
Parmi les nombreuses innovations récentes, l’une dont je suis particulièrement fière est notre initiative avec le stylo 849, baptisée « Caran d’Ache Plus Me ». C’est un projet que l’on retrouve à la fois sur notre site e-commerce et dans certains points de vente à l’international, qui permet aux consommateurs de personnaliser complètement leur stylo. Ils peuvent choisir la couleur du corps, des différents attributs, ainsi que celle de l’encre, et même faire graver leur nom ou un message sur le stylo et l’emballage. Cette initiative répond parfaitement aux attentes actuelles des clients en matière de personnalisation, et elle rencontre un franc succès depuis son lancement il y a un peu plus d’un an. Nous sommes fiers d’avoir été les premiers dans notre catégorie à proposer cela, confirmant ainsi notre rôle de précurseur dans notre secteur.
Une autre innovation dont je suis également très fière est notre programme « Creative Class ». Il permet aux adultes, qui souvent se disent « je ne suis pas artiste », de retrouver leur créativité à travers des cours de dessin en ligne. Ce programme propose des techniques simples et accessibles, expliquées étape par étape, pour encourager chacun à se perfectionner dans le dessin. Nous offrons également des « Creative Boxes », qui contiennent tout le matériel nécessaire pour suivre ces cours en ligne. Cette initiative ouvre de nouvelles possibilités créatives pour nos clients et les aide à renouer avec leur âme d’artiste.
Ces deux innovations, l’une axée sur la personnalisation des produits et l’autre sur l’exploration artistique, illustrent bien la manière dont nous évoluons en restant fidèles à notre héritage artisanal tout en adoptant des approches modernes et innovantes. Elles positionnent Caran d’Ache comme une marque qui continue d’innover tout en restant proche des attentes de ses clients, ce qui nous permettra de rester compétitifs pour les décennies à venir.
Comment décririez-vous votre style de management ? Quelles sont les valeurs clés que vous cherchez à inculquer à vos équipes chez Caran d'Ache ?
« Mon style de management pourrait se définir par le terme « management by walking around ». J’ai la chance de diriger une entreprise à taille humaine, avec environ 300 employés, ce qui me permet d’être proche de chacun. J’aime aller dans les ateliers, discuter avec les personnes qui travaillent sur les machines, échanger avec celles qui sont dans les bureaux. Cela me permet de comprendre ce qui se passe réellement sur le terrain et d’aborder les défis ensemble. Je crois fermement que seul, on va peut-être plus vite, mais ensemble, on va plus loin. C’est un principe que j’applique au quotidien : la collaboration est essentielle pour atteindre nos objectifs communs.
Les valeurs que j’essaie d’inculquer à mes équipes sont nombreuses, mais l’excellence est primordiale. Nous sommes les ambassadeurs de la Suisse à l’international et, à ce titre, nous devons toujours produire et distribuer des produits de la plus haute qualité, tout en offrant un service irréprochable. La transmission de la passion est également cruciale. Nous avons chez Caran d’Ache plusieurs générations qui travaillent ensemble, et chacune apporte quelque chose à l’autre. Il est important que cette passion pour l’artisanat et le savoir-faire se transmette d’une génération à l’autre.
La responsabilité, à tous les niveaux, est une autre valeur clé. Que ce soit la responsabilité de fournir un produit de qualité aux étapes suivantes de la chaîne de production, ou encore notre responsabilité sociale et environnementale, cela fait partie intégrante de notre ADN. Nous faisons des efforts constants pour intégrer des pratiques durables dans notre processus de fabrication. Par exemple, dès les années 1940, nous avons commencé à réutiliser les copeaux de bois issus de la fabrication de crayons pour chauffer nos ateliers en hiver. Ce type d’initiatives relève du bon sens, et nous continuons à les développer aujourd’hui.
Enfin, l’originalité et l’audace sont des valeurs que je tiens à encourager. Il est important d’oser sortir des sentiers battus, d’essayer des choses nouvelles, même si elles semblent un peu folles au premier abord. Sortir de sa zone de confort permet de faire des avancées significatives, et chez Caran d’Ache, nous sommes toujours prêts à innover et à tenter des approches décalées. »
Lors du recrutement de nouveaux talents, quelles qualités ou compétences recherchez-vous particulièrement, et pourquoi sont-elles importantes pour vous ?
« Évidemment, les compétences techniques nécessaires pour le poste sont primordiales. Toutefois, il faut savoir que chez Caran d’Ache, beaucoup de métiers s’apprennent directement sur place. Nous avons plus de 90 métiers différents dans l’entreprise, et certains d’entre eux ne s’exercent qu’ici. Cela représente un défi important en termes de ressources humaines, mais aussi une opportunité d’apprentissage pour ceux qui rejoignent nos équipes.
En plus des compétences techniques, nous accordons une grande importance aux soft skills, c’est-à-dire les qualités humaines. Ce qui compte avant tout, c’est le partage de nos valeurs. Il est essentiel que les nouveaux talents qui arrivent chez nous s’inscrivent dans l’esprit d’équipe et l’adaptabilité qui caractérisent Caran d’Ache. Nous recherchons des personnes avec une intelligence émotionnelle forte, capables de travailler en collaboration et de comprendre que ce n’est jamais « moi », mais toujours « nous ». Cet esprit collectif est central dans notre manière de fonctionner, et nous y portons une attention particulière lors du recrutement de nouveaux talents. »
Vous êtes également un membre fondateur de la Fondation pour l'Attractivité du Canton de Genève (FLAG). Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste cette initiative et ce qui vous motive à promouvoir l’attractivité de Genève ?
« Genève est un canton où il fait bon vivre, et nous avons beaucoup de chance d’y être. Cependant, il ne faut pas se reposer sur nos lauriers. Aujourd’hui, nous faisons face à une concurrence croissante, non seulement des autres cantons, mais aussi à l’international. Il est crucial de rappeler aux jeunes que rien n’est acquis et qu’il faut constamment se remettre en question, que ce soit dans une entreprise ou dans la vie quotidienne.
L’une des choses qui m’interpelle, c’est le faible taux de participation des Genevois aux élections, alors que nous avons la chance de vivre dans une démocratie où chacun peut s’exprimer. Seuls 37 % des Genevois votent, ce qui est peu, surtout quand on sait que près de 50 % de la population genevoise ne peut pas voter parce qu’ils sont étrangers. Pourtant, voter est très simple : on reçoit tous les documents chez soi, il suffit de les renvoyer sans même avoir à payer le timbre ou se déplacer le dimanche.
Notre rôle à la FLAG (Fondation pour l’Attractivité de Genève) est de renforcer et de promouvoir l’attractivité de Genève, en mettant en avant des aspects tels que la qualité de vie, la durabilité, les infrastructures, la fiscalité, et bien sûr, les opportunités professionnelles. Attirer des talents à Genève devient de plus en plus difficile. Par exemple, pour quelqu’un de Zurich, venir s’installer ici peut sembler compliqué en raison du coût de la vie, des impôts plus élevés, et de la difficulté à trouver un logement.
Notre mission consiste donc à informer et à sensibiliser, notamment en finançant des études et des recherches académiques que nous publions ensuite de manière moderne, notamment via les réseaux sociaux. Nous souhaitons fournir des informations apolitiques, fondées sur des faits, pour encourager les gens à se mobiliser et à voter. En rendant ces informations accessibles et compréhensibles au plus grand nombre, nous espérons contribuer à ce que Genève reste un canton attractif. Malheureusement, cela devient un défi, car de nombreuses entreprises, y compris celles ayant des bureaux dans d’autres cantons, voient leurs équipes grandir ailleurs tandis que Genève peine à attirer de nouveaux talents. »