Interview
Claude Sauter
Bonjour Claude,
Rencontrez Claude Sauter, une figure emblématique de l’hôtellerie de luxe, dans un entretien exceptionnel mené par Susanne Welle, directrice de l’École Hôtelière de Genève. Profitant d’être en Thaïlande, Madame Welle a saisi l’opportunité de rendre visite à cet illustre alumnus pour discuter de sa carrière et de son expérience en Asie.
Depuis ses débuts à Phuket jusqu’à sa position actuelle en tant que directeur général de The Slate, un hôtel avant-gardiste conçu par Bill Bensley, Claude Sauter a non seulement élevé les standards de l’industrie hôtelière mais a également rendu hommage à l’histoire riche et fascinante des lieux où il a œuvré.
Cette échange riche et inspirant nous plonge au cœur de sa philosophie de gestion, de ses stratégies d’innovation et de ses perspectives sur l’évolution du secteur hôtelier.
Susanne :
``Bonjour Claude, merci beaucoup de nous accueillir. C'est un plaisir de vous retrouver, surtout ici en Thaïlande. Alors, vous avez obtenu votre diplôme en 1992, est-ce correct ?``
Claude :« 1992, oui, correct. »
Susanne :
``Et commencez à Thaïlande en 1997.``
Claude : « En fait, c’était encore plus tôt, dès 1994. J’ai posé mes valises à Phuket il y a maintenant 30 ans. »
Susanne :
``Aujourd'hui, en tant que directeur général de cet hôtel magnifique, pourriez-vous nous raconter un peu votre parcours professionnel ?``
Claude : « Absolument, j’ai débuté à Phuket il y a 30 ans. Mon parcours a toujours inclus des hôtels indépendants, jamais des chaînes, ce qui est assez inhabituel puisque généralement, on change souvent de poste dans notre secteur. Cependant, j’ai eu la chance de trouver des postes stables, restant jusqu’à dix ans dans le même hôtel. J’ai commencé au sud de l’île avant de me déplacer vers la côte ouest. J’ai travaillé dans des établissements de cinq étoiles, dont un boutique hôtel de 80 chambres et un autre de presque 300 chambres. J’ai aussi participé à l’ouverture d’un hôtel à Khao Lak. Par la suite, j’ai dirigé un autre hôtel, The Surin, pendant sept ans, situé à côté du célèbre hôtel L’Amanpuri.
Actuellement, je dirige The Slate, où je suis arrivé en septembre 2021 après une brève interruption due au Covid. C’est un hôtel indépendant appartenant à une famille thaïlandaise de Phuket qui possède l’établissement depuis 1986. Ils ont été parmi les premiers à ouvrir des resorts sur l’île dans les années 80. L’hôtel a adopté un thème industriel pour honorer l’histoire des familles chinoises qui travaillaient autrefois dans les mines d’étain à Phuket, ce qui a grandement influencé le design de l’hôtel. »
Susanne :
``L'hôtel est véritablement magnifique. Alors, le nom et le décor sont inspirés par l'histoire minière, n'est-ce pas ?``
Claude : « Exactement, c’est cela. L’histoire de l’hôtel est étroitement liée à celle de ses propriétaires et de leur héritage familial. Ils ont fait appel à Bill Bensley, un architecte américain renommé, pour discuter et façonner cette vision.
Le résultat est un design brut mais élégant, qui incorpore l’architecture traditionnelle thaïlandaise et met en valeur les jardins, éléments essentiels pour le propriétaire. Cette fusion crée une expérience unique, mélangeant modernité industrielle et authenticité thaïlandaise, ce qui est assez rare et exceptionnel dans le secteur hôtelier. »

Susanne :
``Pouvez-vous me raconter ce qui vous a poussé, vous, le jeune Claude fraîchement diplômé de l'École Hôtelière de Genève, à partir en Thaïlande seulement deux ans après vos études ?``
Claude : « En fait, j’ai choisi l’École Hôtelière de Genève précisément avec l’intention de voyager. Avant cela, j’avais déjà complété un apprentissage dans la restauration en Suisse. »
Susanne :
``Cuisinier ?``
Claude: « Non, je travaillais en service, j’avais commencé par un apprentissage. Initialement, j’étais intéressé par la cuisine. Mon père, voyant cela, m’a suggéré de faire un stage d’une semaine dans le restaurant d’un ami pour voir si cela me convenait.
Après cette expérience, j’ai réalisé que je préférais être en contact direct avec les clients; j’aimais l’interaction que permet le service en salle, encore marqué à l’époque par le port des vestes et des nœuds papillon. J’ai donc opté pour un apprentissage en sommellerie à l’Hotel Continental à Lausanne, qui, existe toujours. Avant l’école hôtelière, j’ai travaillé sur des bateaux de croisière puis à Paris pendant huit mois. En 1990, j’ai eu l’opportunité d’entrer à l’école hôtelière de Genève. À cette époque, je vivais près de Lausanne et faisais quotidiennement le trajet jusqu’à Genève. Après avoir terminé ma formation et effectué six mois de stage, je suis retourné à Paris pour moins d’un an.
Puis, avec ma petite amie de l’époque, nous avons décidé de partir pour l’Asie, sans destination précise. Mes seules connaissances de l’Asie se limitaient à un voyage en Chine en 1989. Nous avons consulté des brochures dans une agence de voyage à Lausanne, découvrant des destinations comme Koh Samui et Phuket. Finalement, nous avons choisi la Thaïlande. À l’époque, un journal appelé l’Hôtel Revue proposait des annonces qui m’ont orienté vers cette destination. »
Susanne :
``Cela me rappelle des souvenirs. J’ai également vécu des expériences similaires.``
Claude: « Exactement. J’ai découvert une annonce pour un hôtel à Phuket, le Cape Panwa Hotel, à la recherche d’un directeur de restauration. Je me suis dit, pourquoi ne pas tenter ma chance et envoyer mon CV. L’envoi de mon CV s’est fait par fax, à l’époque où les emails n’étaient pas encore courants.
Quelques semaines plus tard, j’ai reçu un appel à 3 heures du matin, oubliant le décalage horaire de six heures. Après une conversation initialement surprenante, nous avons convenu d’une discussion plus formelle. Concernant le salaire, après quelques ajustements en fonction des normes locales, ils m’ont demandé de commencer rapidement pour la haute saison. Ils souhaitaient que je sois présent pour Noël, mais cela n’était pas possible, donc nous avons convenu du 1er janvier. Malheureusement, mon vol de Zurich a été annulé à cause de problèmes techniques, me forçant à passer la nuit du Nouvel An à l’aéroport.
Finalement, je suis arrivé à Phuket le 2 janvier et ai commencé à travailler le 3. L’adaptation fut rapide mais nécessaire, compte tenu du nouvel environnement, des différences culturelles et linguistiques. Les deux premières années ont été un défi, mais également une période d’apprentissage intense. Après cela, ma femme et moi avons décidé de retourner en Suisse en 1996 pour poursuivre d’autres opportunités et voir notre famille.
Cependant, lors d’un retour en vacances à Phuket, ma femme a été rappelée par son ancienne employeuse, et nous avons donc décidé de retourner en Thaïlande fin 1996. Cela a nécessité de grandes préparations en peu de temps, mais nous sommes finalement restés à Phuket depuis. Mon parcours professionnel dans l’hôtellerie a continué de progresser, et j’ai assumé des responsabilités croissantes, devenant directeur en 2004.
Malgré les défis tels que le tsunami de 2004, les épidémies et les troubles politiques, la qualité du service et l’attitude positive du personnel thaïlandais nous ont toujours incités à rester. La Thaïlande est souvent appelée le pays du sourire, et travailler ici nous a montré pourquoi : l’excellence du service et la chaleur humaine sont vraiment incomparables. »
Susanne :
``Vous êtes né dans le canton de Vaud. Pourriez-vous nous éclairer sur les raisons qui vous ont motivé à choisir l'École Hôtelière de Genève ?``
Claude: « La principale raison de mon choix était la durée du programme. Après mon apprentissage entre 16 et 18 ans et quelques années de travail, sans oublier un passage par l’armée, j’ ai opté pour un programme qui correspondait mieux à mes besoins à l’EHG.
Ayant déjà de l’expérience pratique, j’ai trouvé la première partie de la formation assez accessible. La gestion et les aspects théoriques ont été plus exigeants, mais c’est là que j’ai le plus appris. Je cherchais à obtenir rapidement un diplôme pour consolider mes acquis et ouvrir de nouvelles portes, sans pour autant prolonger excessivement ma période d’études.
De plus, l’école de Genève était plus petite, offrant une ambiance plus intime, ce qui me convenait parfaitement par rapport à une grande institution. Voilà pourquoi Genève était le choix idéal pour moi. »
Susanne :
``Avez-vous une anecdote ou un souvenir particulier de votre passage à l'école hôtelière de Genève, bien que votre temps là-bas ait été relativement court ?``
Claude : « J’ai une anecdote assez marquante de mon examen pratique. Nous avions un professeur de cuisine, Monsieur Ganter, qui était réputé pour sa rigueur ; il était Français et assez strict, à l’ancienne. Lors de cet examen, j’ai dû préparer un biscuit roulé. Sous le stress, j’ai confondu le sel avec le sucre. Le biscuit, bien que visuellement parfait, était en réalité inmangeable.
Lors de la dégustation, Monsieur Ganter m’a interpellé avec une expression sérieuse et m’a rapidement fait comprendre l’erreur. Malgré cela, ils ont décidé de me faire passer l’examen en reconnaissant l’effort et la qualité de l’exécution. C’est un souvenir qui me reste encore. Plus généralement, mon année à Genève a été très enrichissante. L’école avait une ambiance internationale, offrant un environnement chaleureux et à taille humaine. Ces aspects humains m’ont beaucoup plu et ont laissé de très bons souvenirs. »
Susanne :
``Concernant votre approche de la gestion d'équipe, quelle philosophie ou quel style de management adoptez-vous dans vos interactions avec vos collaborateurs ?``
Claude :
« En Thaïlande, la culture et l’éducation influencent fortement les comportements, notamment dans le cadre professionnel et familial. Traditionnellement, les Thaïs attendent qu’une figure d’autorité prenne les décisions, que ce soit à l’école, au travail ou dans la famille. Le directeur ou chef d’entreprise est souvent perçu comme celui qui dicte les actions à suivre. Bien que cette mentalité évolue progressivement, elle reste encore assez marquée par un système autoritaire où le boss donne des ordres à exécuter.
Cependant, ce modèle ne correspond pas à mon style de management. Je privilégie une approche participative, fondée sur la confiance, l’exemplarité et l’accompagnement des équipes en leur donnant les bonnes orientations. Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est l’évolution des jeunes générations en Thaïlande. Ces nouvelles générations ne souhaitent plus simplement recevoir des consignes sans explication. Elles veulent comprendre le sens de leur travail et pouvoir prendre des initiatives.
Mon défi actuel est donc de sensibiliser mes chefs de département à cette nouvelle dynamique. Il est essentiel qu’ils adaptent leur gestion avec les jeunes qui intègrent les métiers de l’hôtellerie et de la restauration. Ce n’est plus comme il y a 10, 15 ou 20 ans, où les consignes étaient appliquées sans questionnement. Aujourd’hui, il faut savoir motiver les jeunes et leur donner envie de s’investir. Nous rencontrons des défis similaires à ceux d’autres pays : attirer et fidéliser les talents. En Thaïlande, nous avons encore la chance de pouvoir compter sur une majorité de travailleurs locaux dans le secteur, mais cela devient plus compliqué. Avec l’amélioration du niveau d’éducation, beaucoup aspirent désormais à des emplois de bureau, dans les banques par exemple, et sont moins enclins à occuper des postes tels que femme de ménage ou steward.
Pour répondre à ce défi, nous développons plusieurs partenariats avec des établissements de formation technique, que l’on pourrait comparer à des écoles d’apprentissage. Ces institutions forment les jeunes aux métiers de la restauration et de l’hôtellerie. Nous collaborons étroitement avec elles en accueillant de nombreux stagiaires tout au long de l’année. L’objectif est de leur faire découvrir concrètement le travail dans un restaurant ou en cuisine et, à l’issue de ces stages, de leur proposer un emploi durable. Nous avons la chance, avec un hôtel de 210 chambres, de pouvoir employer plus de 450 personnes et nous tenons à offrir des opportunités aux jeunes motivés par ces métiers. »

Susanne :
``Effectivement, les ratios sont de deux pour un. Ce n'est pas applicable en Suisse.``
Claude: « En Suisse, cela n’est pas possible, même dans les palaces. Ici, nous avons encore la chance de pouvoir compter sur un personnel nombreux, ce qui permet de proposer des services difficiles à réaliser ailleurs. Par exemple, faire la chambre deux fois par jour. Manager une grande équipe est facilité par la présence de bons chefs de département. »
« Il est essentiel d’impliquer le personnel dans les projets, ce qui demande beaucoup de communication, tant avec les managers qu’avec les employés. Mon rôle est aussi de dialoguer directement avec les employés, et pas uniquement de transmettre des consignes au senior management. »
« Les employés travaillent dans un esprit de famille : l’hôtel devient une seconde maison pour eux. Après le travail, ils partagent des repas, sortent ensemble et renforcent ainsi leurs liens. Ce lien entre le senior management et le personnel est crucial, car il contribue à la motivation, surtout durant des périodes exigeantes comme Noël et le Nouvel An. Malgré la charge de travail, ils accomplissent leurs tâches avec plaisir et le sourire, rendant l’expérience encore plus agréable. »
Susanne :
``Pour conclure, avez-vous des conseils à donner à un jeune étudiant de l'école hôtelière pour son avenir dans le domaine de l'hôtellerie ?``
Claude : « Aujourd’hui, pour un jeune, je pense qu’il est essentiel d’acquérir une expérience à l’étranger, peu importe la destination, que ce soit en Europe ou en Asie. C’est particulièrement intéressant dans notre métier de l’hôtellerie, car cela permet de découvrir différentes pratiques et cultures.
L’Asie, par exemple, attire beaucoup par son dynamisme et ses nombreuses opportunités, avec un marché en pleine croissance et peu de crises économiques. Après une école hôtelière, il peut être difficile de trouver immédiatement un poste, mais plusieurs chaînes et groupes hôteliers proposent des programmes de management pour jeunes diplômés. De plus, même si les postes d’expatriés étaient autrefois nombreux, de plus en plus de professionnels locaux ont été formés, tout en recherchant des profils avec une expérience européenne pour mieux répondre aux attentes d’une clientèle souvent européenne.
Je conseille donc à un jeune diplômé de partir à l’étranger pour s’enrichir professionnellement. Si cela ne lui plaît pas, il pourra toujours revenir, mais c’est une expérience précieuse. Aujourd’hui, grâce à des plateformes comme LinkedIn, la recherche d’emploi et le réseautage sont devenus plus simples et accessibles. Je recommande d’ailleurs aux jeunes de créer un profil LinkedIn, même sans expérience, et de commencer à établir leur réseau. L’hôtellerie reste un petit monde où les connexions comptent beaucoup. Les outils modernes facilitent ces contacts, bien plus qu’à l’époque où l’on envoyait des CV par courrier postal. »
Susanne :
Susanne : ``C'est correct. GastroSuisse a pour objectif est de former des personnes pour les métiers de la branche.``
Claude : « Pour attirer davantage de jeunes dans ces métiers, il faut leur offrir plusieurs options. Il n’y a pas qu’une seule solution, il en existe plusieurs. Certains se tourneront davantage vers la restauration, l’hôtellerie, et la pratique, tandis que d’autres préféreront peut-être un aspect plus orienté vers le business. Cependant, il faut reconnaître que l’hôtellerie est un métier dans lequel on apprend surtout avec l’expérience et les années.
C’est sur le terrain que l’on acquiert vraiment de l’expérience. L’école hôtelière nous fournit la base nécessaire, mais ensuite, c’est à nous de continuer à évoluer et à apprendre. Pour ma part, et grâce à la technologie, j’ai eu la chance de pouvoir me former à distance. En 2014, par exemple, j’ai obtenu un diplôme en ligne à l’université de Cornell, dans le domaine de la finance et du revenu management. C’était un programme en ligne, car il m’était impossible de me rendre à Cornell, c’était beaucoup trop coûteux. J’ai pu suivre la formation depuis Phuket. C’était incroyable, car cela m’a permis de continuer à me former tout en étant à distance. Le domaine avait énormément évolué depuis ce que l’on enseignait à l’école, la finance et le revenu management n’existaient même pas à l’époque. C’est vrai qu’aujourd’hui, il existe de nombreuses possibilités pour continuer à apprendre.
Mon conseil est donc le suivant : faites une bonne école hôtelière, accumulez de l’expérience, et poursuivez votre formation. Il existe des cours accessibles, et certains hôtels peuvent même financer une partie de la formation. Ainsi, lorsque le coût devient plus abordable, c’est bien plus simple de se former. De plus, les formations en ligne sont souvent moins chères que celles proposées dans les universités ou les MBA, qui sont beaucoup plus onéreux. Il faut vraiment en profiter. »